A moins que de donner dans le "prêt-à-porter", aucun roman ne répond à la même logique d'élaboration. Je n'en veux pour exemples que les cinq romans que j'ai achevés à ce jour et dont trois ont été publiés pour le moment. "Le secret des Toscans", mon premier ouvrage, est né d'une idée qui me trottait dans la tête depuis plusieurs années. J'avais envie de reprendre à mon compte la technique employée par Georges Pérec dans "La vie, mode d'emploi", à savoir la méthode du puzzle. Une série de récits, à première vue sans rapport les uns avec les autres, finissent par établir entre eux des liens, par s'entrecroiser et s'interpénétrer pour donner naissance à une seule intrigue qui, à la manière dont fonctionne un pochoir, donne progressivement à l'histoire une signification de plus en plus complexe et lisible. Chaque chapitre, en développant alternativement un nouvel aspect de chaque récit, donne chaque fois un peu plus d'épaisseur à l'intrigue, apparaît comme une nouvelle pièce à mettre en relation avec les autres pour consolider la cohérence de l'ensemble. C'est la raison pour laquelle les premiers chapitres du roman sont si déroutants et ce pourquoi il faut les enchaîner sans s'arrêter si le lecteur veut pouvoir, à partir de la cinquantième page, commencer à entrevoir où je veux le conduire. S'agissant du "Christ jaune", le parti pris est totalement différent. C'est en visitant l'exposition consacrée à Chirico au musée d' Art moderne de la ville de Paris que j'ai imaginé un polar dont le principe reposerait sur une énigme tout entière contenue dans l'oeuvre d'un peintre, en l'occurrence Giorgio de Chirico. Une sorte de rébus caché dans ses oeuvres dont un meurtrier se serait servi pour livrer les clefs de son parcours criminel. Au lieu de cela, c'est vers l'idée d'un trésor de guerre constitué de toiles de maîtres disparues que je me suis orienté. Pourquoi ? Je n'en ai plus qu'une vague idée. Sans doute parce que j'ai craint de me lancer dans un polar trop initiatique, dans l'univers clos de l'oeuvre d'un seul peintre, et sans doute parce qu'entre temps, une excursion au musée de l'Annonciade à St-Tropez m'a rendu plus inspiré. A moins que n'y ait également contribué une visite au musée Chagall de Nice où était proposée une exposition didactique sur la restauration des oeuvres peintes. Une vengeance savamment orchestrée sur fond de recherche de toiles maquillées apparaissait comme la trame narrative idéale dont j'avais besoin. Pour "24", il en est allé bien différemment. Alors que mon inspiration marquait une pause, ma femme, historienne, m'a soufflé l'idée d'un tueur en série contemporain de la Saint-Barthélemy. Son mobile - que je ne peux révéler sous peine de tuer l'intérêt du suspense - fut facile à trouver : une enquête policière sur fond de métaphore musicale et de guerres de religion. Il n'en fallait pas davantage pour me convaincre. Il suffisait ensuite de trouver une mise en scène. Un meurtre dans une église de Paris le 24 de chaque mois ( le nombre 24 est capital ), la Saint-Barthélemy comme point d'orgue et le tour était joué. La suite consistait à construire le récit de façon chronologique, à partir d'une trame sommaire et d'un plan de Paris au XVIe siècle, au prix d'une bonne documentation et d'ajustements réguliers. Mon quatrième roman, à paraître en novembre si tout va bien, a connu un point de départ très particulier. J'avais en tête une scène très précise dont je ne voyais pas à quel type de récit elle pourrait bien s'intégrer mais qui, à mes yeux, représentait le premier chapitre idéal et très dynamique d'un bon polar. Après quelques semaines d'hésitations, de cogitations et d'essais successifs, j'ai décidé d'écrire cette scène et me suis mis au défi de construire la suite à partir d'elle. A ma grande surprise, tout s'est enchaîné très vite et le roman a été rédigé en très peu de temps. Le manuscrit se trouve actuellement entre les mains du jury du Prix du Quai des Orfèvres qui devrait trancher avant l'automne prochain. L'idée du cinquième, intitulé "Rejoins la meute !" m'est venue au cours d'un séjour que nous avons effectué dans les Cévennes. Alors que je roulais sur une petite route, j'ai aperçu, sur le tablier d'un pont, l'inscription "Rejoins l'émeute", invitation probable à je ne sais quelle manifestation d'une coordination paysanne. Mon cerveau a traduit par "Rejoins la meute !" et j'ai imaginé une équipe d'enquêteurs travaillant sur une série de massacres perpétrés dans les Cévennes. Mon attrait pour l'Ecosse et ses traditions médiévales a fait le reste. Le Moyen-âge s'invitait au XXe siècle. Il restait à trouver une trame que j'ai imaginée à mesure que je rédigeais. Mon sixième opus, en cours d'écriture, obéit à une autre logique, tout aussi particulière. Je pars d'une scène écrite à la première personne où un homme rencontre une jeune femme qu'il séduit. Le lendemain, la jeune femme est retrouvée étranglée dans sa chambre d'hôtel. Est-ce lui qui l'a assassinée ? Mon travail d'écriture va consister, jour après jour, à conduire l'enquête, sans trame préalable. L'inspiration est la folle du logis qui, partant d'un éclair qui vous traverse l'esprit, d'une idée lentement maturée ou encore d'un élément prélevé de façon aléatoire dans l'environnement du moment, vous entraîne dans un cheminement souvent incertain vers la construction patiente d'une cohérence et d'une signification, à l'image des vrais faiseurs de puzzles qui oeuvrent à la recherche d'un canevas dont ils ne possèdent pas le modèle. J'en déduis une règle qui n'est que ma propre vérité : l'inspiration ne préexiste pas à la création, elle se construit au fil de celle-ci et s'en nourrit.
Le Christ jaune