Dans mon article du 19 mars, sous l'intitulé " Ecriture et inspiration ", j'évoquais l'influence déterminante de Georges Pérec dans la construction de mon premier roman " Le secret des Toscans ". En cette année où l'on commémore le trentième anniversaire de sa mort ( J'allais écrire "de sa disparition", mais ce grand écrivain ne disparaîtra jamais tant son immense talent est gravé dans nos mémoires ), il convient de lui rendre l'hommage qu'il mérite. A mes yeux, la meilleure justice que l'on puisse lui rendre consiste à rappeler le rôle qu'il a joué dans l'initiation d'une nouvelle forme de construction romanesque dont il aura été un précurseur et qu'aujourd'hui reprennent à leur compte, avec plus ou moins de bonheur, bon nombre de romanciers et tout particulièrement des auteurs de romans policiers. La technique du puzzle qu'il a mise à l'honneur et qui nourrit le préambule de son ultime chef-d'oeuvre "La vie, mode d'emploi " est la fille en ligne directe de la Gestalt ou, si l'on préfère, de la théorie de la forme, née au début du XXe siècle et dont le principe de base peut se résumer ainsi : l'objet visé, qu'il s'agisse d'un simple objet de la vie quotidienne, d'un paysage, d'une oeuvre d'art, d'un système physiologique ou encore d'un apprentissage n'est pas une somme d'éléments qu'il faudrait d'abord isoler, analyser mais un ensemble, une forme, une structure. Cette règle s'applique également au roman et notamment au roman policier. Le romancier, et plus particulièrement, l'auteur de polars, doit faire sienne cette règle qui veut que le tout ne se résume pas à la somme de ses parties, que le roman n'existe qu'en tant que tout constitué. Construire un roman, c'est d'abord concevoir un ensemble dont le sens détermine ensuite l'organisation de ses parties et les relations que celles-ci entretiennent entre elles, comme c'est le cas pour les pièces d'un puzzle. Je ne veux pas parler de ceux que l'on trouve communément dans le commerce, de ceux qui sont standardisés, dont la découpe obéit à un schéma prédessiné mais des vrais, ceux dont la découpe n'est pas aléatoire et répond à de savants calculs destinés à complexifier la tâche du faiseur de puzzle, à faire de chaque pièce un défi opaque, une source d'erreur, d'incertitude. Le lecteur, à l'image du faiseur de puzzle n'aura d'autre recours que d'échafauder des hypothèses, de chercher à concevoir l'ensemble, à imaginer l'histoire dans son entier, pour pouvoir relier entre eux les éléments du récit et leur donner un sens. N'est-ce pas ainsi que, bien avant que l'auteur ne délivre le dernier indice permettant d'identifier le coupable, bon nombre de lecteurs ont déjà une idée sur son identité. Cela ne signifie pas, comme le dit Blanchot, dans son ouvrage "L'espace littéraire", que le lecteur évince le romancier, qu'il réécrive le livre, mais il fait en sorte que le livre soit écrit, qu'il devienne "oeuvre". Il appartient au talent de l'auteur de s'arranger pour que cet instant ne survienne pas trop tôt pour ne pas gâcher le plaisir du lecteur, tout en lui laissant le sentiment qu'il a, non seulement participé à la résolution de l'énigme, mais, d'une certaine façon, reconstruit l'intrigue. En même temps, chaque élément, chaque information distillés par l'auteur constitueront autant d'indices qui aideront le lecteur à imaginer l'ensemble dans lequel ils s'inscrivent, à le peaufiner, à le remettre en cause pour le rebâtir et le rebâtir sans cesse à la lumière de nouveaux indices. C'est dans cette dialectique subtile entre le lecteur et le travail de l'auteur, au travers de la résolution des pièges que celui-ci aura semé sur les pas de celui-là, que naîtra et se nourrira le plaisir de lire. Comme le disait Alain Robbe-Grillet, le roman doit forcer l'imagination du lecteur, l'obliger à une lecture active, ce à quoi font écho les propos de Maurice Blanchot : "Qu'est-ce qu'un livre qu'on ne lit pas ?...Quelque chose qui n'est pas encore écrit."
Dans l'écriture et surtout la conception de mon sixième roman en cours d'élaboration, je vis plus que jamais ce qui précède. Je suis à proprement parler dans la configuration du fabricant de puzzles qui doit d'abord concevoir l'ensemble avant de découper et de distribuer les parties. Doser les informations, les répartir dans le récit, les distiller savamment pour aider le lecteur à reconstruire l'histoire sans lui accorder trop de facilité et, surtout, sans prendre le risque de casser son plaisir en devinant, trop longtemps avant la pose de la dernière pièce, le sujet qui se cache derrière l'énigme ( Il n'est pas étonnant qu'en anglais, le mot puzzle signifie " énigme" ). C'est le rôle, comme l'a si bien théorisé Tomatchewsky, cité par Todorov dans sa "Théorie de la Littérature" des concepts de fable et de sujet : On appelle fable le déroulement chronologique de l'histoire qui suit le cours naturel des évènements, indépendamment de la façon dont ils sont introduits dans l'oeuvre. A l'opposé, le sujet désigne l'ordre d'apparition des évènements dans l'oeuvre et la suite des informations qui nous les désignent. C'est de l'équilibre savant entre fable et sujet que dépendent l'intérêt d'une intrigue et son suspense. Il faut savoir doser cet équilibre, ce que je n'ai pas réussi parfaitement dans "Le secret des Toscans" et que m'ont reproché quelques lecteurs qui ont eu du mal à entrer dans la fable en raison de la trop grande dispersion du sujet. Il convient d'être très rigoureux sur le dosage et sur la réalisation de cet équilibre. C'est ce à quoi je m'emploie pour mon sixième manuscrit, en noircissant, pour le moment, de croquis et de schémas en tous genres des feuilles de papier. On y trouve une diversité de bulles reliées par des lignes qui, pour l'heure se croisent et s'entrecroisent en se cherchant un sens. J'approche du point d'équilibre à partir duquel je pourrai entreprendre ou, plus exactement, poursuivre le travail d'écriture proprement dit.