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15 décembre 2013 7 15 /12 /décembre /2013 11:26

lussan.jpgEn guise de mise en bouche, voici le premier chapitre de "Rejoins la meute", en attendant la parution :

Chapitre I

Lussan ( Gard ), le 14 mai 2005,11heures,

Le camion peinait à avancer sur le chemin étroit, en cherchant à éviter les profondes ornières creusées par les pluies de printemps. Les essieux grinçaient et Bertrand Lamenan se demandait si sa suspension n’était pas susceptible de céder à tout instant. Chaque fois qu’un soubresaut plus violent lui donnait le sentiment que le camion allait se désarticuler, il pestait contre le propriétaire des lieux qui ne prenait pas la peine d’entretenir ses accès et contre ce pays au climat fantasque, où les journées de sécheresse succédant à des journées de pluie intense rendaient les chemins impraticables. Il pensait avec effroi aux ruches qui, bien qu’elles fussent solidement arrimées dans la benne, risquaient de se détacher si, d’aventure, l’un des mousquetons qui les retenaient venait à s’ouvrir sous la violence des trépidations. Comme chaque année, à la même époque, il rapportait à Roger Malandri la dizaine de ruches que l’apiculteur lui avait confiées et qui, pendant les premières semaines de printemps, avaient séjourné dans les Hautes-Alpes pour butiner les essences montagnardes. Il avait beau ronchonner, une amitié profonde liait les deux hommes qui coopéraient depuis maintenant plus de quinze ans, échangeant leurs ruches afin de diversifier au maximum leur production de miel. Malandri était un sauvage qui avait fui la civilisation, en réaménageant une vieille ferme abandonnée, perdue au fond de la campagne gardoise, entre Lussan et Les Fumades. Il avait entrepris de se convertir à l’apiculture. Avec l’aide de sa femme et de sa fille, il s’était construit une sorte de petit paradis, éloigné de la foule, du bruit et des touristes qui, l’été venu, envahissaient les villages de la région. La famille Malandri écoulait sa production sur les marchés locaux et dans quelques magasins coopératifs où la production du domaine avait fini par jouir d’une solide réputation. Les revenus que Roger Malandri tirait de son commerce suffisaient amplement à satisfaire les besoins d’une cellule familiale accoutumée à une vie frugale qu’il comparait volontiers à celle des paysans des hauts plateaux du Viêt-Nam. L’apiculteur et sa famille ne recevaient que très peu de visites, si ce n’étaient les quatre apparitions annuelles de leur vieil ami Bertrand. En apercevant entre les feuillages le toit de lauzes de la ferme, Lamenan respira un peu mieux. Le chemin devenait plus praticable et la promesse d’un café bien fort et bien chaud lui mettait un peu de baume au cœur. Après avoir déchargé les ruches rapportées de Gap puis chargé celles qu’il allait emporter sur le chemin du retour, il dégusterait un bon repas, comme seule Marthe Malandri savait les mitonner. Il bavarderait un peu avec son vieil ami, en fumant une ou deux cigarettes. Puis, il reprendrait la route des Alpes, laissant pour quelques mois les Malandri à leur solitude.
On devinait de mieux en mieux la ferme, au travers d’un feuillage qui allait en s’éclaircissant. Aux chênes verts avaient succédé des oliviers aux frondaisons plus aérées. Il s’attendait, comme il en avait l’habitude, à voir surgir le chien Mascotte, le fidèle compagnon de son ami Malandri, ou Malandri lui-même, les poings sur les hanches, revêtu de son pantalon de toile blanc et de sa légendaire chemise à carreaux. Au lieu de cela, l’endroit semblait désert. Pendant un court instant, il crut que Marthe avait fait une lessive et pendu aux arbres de la cour les combinaisons de travail de son mari. C’était, en tout cas, ce que suggéraient les trois formes sombres qui dansaient légèrement, telles des ombres chinoises, derrière le rideau de feuilles.
En débouchant dans la cour de la ferme, il fut saisi d’effroi. Marthe n’avait pas fait sa lessive. Elle avait encore moins pendu les combinaisons de son mari. Ce qu’il voyait n’était pas concevable. Pas un instant imaginable. Ce ne pouvait être qu’une mise en scène de mauvais goût, une sordide mascarade. Il marqua un temps d’hésitation, cherchant dans un regard désespéré d’où allait surgir le metteur en scène délirant qui avait imaginé ce spectacle obscène et l’avait orchestré avec un réalisme absolu. Mais il dut se rendre à l’évidence. Ce n’était pas du théâtre, ni du cinéma, ni même une farce pitoyable. Les trois corps, qui pendaient misérablement aux branches des châtaigniers centenaires et qu’un mistral puissant faisait danser, étaient ceux de ses amis, ceux de la famille Malandri. Bertrand Lamenan ne pouvait descendre du camion, paralysé qu’il était par l’effroi et par l’incrédulité. Quand il eut pris conscience de la réalité, il se décida à quitter sa cabine pour se diriger, tel un automate, vers la scène plus insoutenable encore à mesure qu’il s’en approchait.
Les trois corps totalement dénudés avaient été pendus par les pieds aux branches les plus solides des arbres, au moyen d’une corde de chanvre. Au sol, autour des trois suppliciés, avaient été disposées des ruches, à proximité desquelles ne voletaient plus que quelques abeilles, rassasiées de la confiture dont les bourreaux avaient enduit les corps de leurs victimes. On devinait leur identité, sans véritablement pouvoir les reconnaître, tant les peaux étaient boursouflées sous l’effet des centaines de piqûres. Mais, à coup sûr, il ne pouvait s’agir que des Malandri. Il y avait fort à parier qu’ils étaient encore vivants lorsqu’on leur avait infligé ce supplice abominable. Ceux qui avaient fait ça ne pouvaient prétendre au titre d’humains. Bertrand Lamenan prit conscience des tremblements qui agitaient son corps et du froid qui l’envahissait. Il jeta, autour de lui, un regard circulaire. La peur s’installait. Il regagna son camion, bloqua la sécurité des portières et composa le 17. C’est à ce moment-là qu’il comprit pourquoi Mascotte n’était pas venu à sa rencontre, en entendant le bruit du moteur sur le chemin. La pauvre bête avait subi le même sort que ses maîtres et son cadavre gisait à quelques mètres derrière les ruches.

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