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7 mars 2015 6 07 /03 /mars /2015 13:53
Un extrait de "Dans la mémoire de l'autre"

~~Sainte-Maxime, hôtel Les Passiflores, le 23 juillet 2011, 11 heures,

Rosa Linarès prenait son service à huit heures. Comme chaque matin, après être passée aux vestiaires pour y revêtir sa blouse rose, elle était montée au deuxième étage de l’hôtel où, invariablement, son service l’amenait, chaque jour que Dieu faisait, à assurer le ménage des chambres 200 à 219. C’était la pleine saison et Rosa ne chômait pas. Vingt chambres à nettoyer, en un temps record, surtout qu’en juillet, la clientèle s’attardait au lit, faisait la grasse matinée et qu’elle ne pouvait démarrer le ménage de la plupart des chambres qu’à partir de dix heures, quand elles devenaient libres de leurs occupants. Il fallait faire vite. Frapper pour s’assurer qu’il n’y avait plus personne à l’intérieur, glisser le passe dans la serrure, pénétrer dans un univers encore empli des miasmes de la nuit, aérer, vider les poubelles, passer l’aspirateur, retendre les draps, défroisser les taies, ajuster les couvre-lits, changer les serviettes de toilette, renouveler les savonnettes et le papier, en un mot, redonner un semblant d’ordre et de propreté à un endroit que ses occupants abandonnaient la plupart du temps comme un champ de bataille. La chambre 207, comme la plupart des chambres impaires, donnait sur la mer, avec une vue panoramique sur le golfe. De l’autre côté, on apercevait Saint-Tropez et ses collines boisées où se nichaient les villas mythiques des hommes d’affaires et des stars du show-biz. Chaque jour, Rosa regrettait de n’avoir pas le temps de flâner sur le balcon de l’une de ces chambres, pour se laisser aller, ne fût-ce qu’un quart d’heure, à la contemplation de ce spectacle magique qui ne s’offrait qu’à peu de femmes de ménage. Ses collègues qui assuraient le rez-de-chaussée et le premier n’avaient pas ce privilège. Privilège éphémère, instant volé, lorsqu’elle se donnait quelques minutes, le temps de griller une cigarette, plantée contre le mur, à l’abri des regards, les yeux rivés sur l’horizon bleu où se perdaient ses rêves. C’était invariablement sur le coup de onze heures qu’elle s’octroyait ce petit moment de répit, cet instant de félicité où elle pouvait se donner l’illusion d’être l’une de ces clientes friquées qui passaient des heures sur ce balcon, à profiter du soleil et de la douceur du spectacle. C’était généralement entre la 208 et la 213 que survenait cette courte pause, soustraite au rythme infernal de sa journée. Ce jour-là, ce serait dans la 207, la plupart des autres chambres étant encore occupées. Car Rosa était une méthodique. Elle assurait son travail en respectant l’ordre de numérotation des chambres. La 200 avant la 201 et la 202 avant la 203. C’était ainsi qu’on lui avait appris à travailler. S’il y avait un ordre, ce n’était pas pour rien. Lorsqu’elle ne pouvait pas respecter cet ordre – ce qui advenait de façon quasi quotidienne – elle revenait en arrière, inlassablement, mue par une sorte de névrose obsessionnelle. Rosa avait une âme simple et cette simplicité appelait un surcroît de méthode. C’était sa façon à elle de faire face à ses angoisses, de se donner des repères, dans un monde qui la dépassait. A vingt ans, elle avait quitté son Portugal natal et sa ville d’Evora pour tenter sa chance dans un pays qui ressemblait à un Eldorado. Elle s’y était mariée et avait eu deux fils, beaux comme le jour. Le salaire de son maçon de mari faisait bouillir la marmite et c’est son travail acharné de femme de ménage qui avait permis de payer des études aux deux petits et d’acheter une maisonnette au Muy. Dans cet univers de paillettes où elle venait se plonger chaque jour, elle ne gardait ses repères et ne parvenait à survivre que grâce à ses névroses, ses petites manies comme elle les appelait. Ce jour-là, elle disposait d’un peu plus de temps que d’ordinaire. La pause serait légèrement plus longue. Un luxe ! Elle poussa la porte de la 207, tirant derrière elle son chariot encombré de produits, de serviettes de rechange et auquel elle avait suspendu son aspirateur. Quand elle avait frappé à trois reprises sur le bois de la porte, personne ne lui avait répondu et elle s’était crue autorisée à entrer. Pourtant, il y avait bien quelqu’un à l’intérieur, à en croire les deux pieds qui dépassaient de la ligne verticale formée par l’angle du mur de la salle d’eau. Quelqu’un était allongé, jambes nues, sur le lit. Des jambes de femme. Rosa s’avança jusqu’à apercevoir l’ensemble du corps qui reposait nu, sur le lit totalement défait. Elle s’approcha, ne cria pas, ne s’effondra pas en sanglots, comme aurait pu le faire n’importe qui d’autre. Elle était caparaçonnée, Rosa, solide et peu émotive. La vie l’avait façonnée ainsi. La vue d’une jeune femme morte dont le cou portait des traces évidentes de strangulation la pétrifia quelques secondes, certes, avant qu’elle ne reprenne ses esprits et ne quitte la chambre. Elle savait qu’il ne fallait toucher à rien, surtout pas au téléphone. Elle se dirigea d’un pas ferme et décidé vers l’ascenseur. Ce jour-là, il n’y aurait pas de pause cigarette dans la chambre 207 et il était même vraisemblable que son programme de travail serait bouleversé.

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